2016 Symposium – Alain de Benoist

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Irremplaçables Communautés

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Traduction

Les communautés, qu’elles soient anciennes ou récentes, de nature ethno-culturelle, linguistique, religieuse, sexuelle ou autre, sont des dimensions naturelles d’appartenance. Aucun individu ne peut exister sans appartenance, fût-ce pour se distancer d’elle. Le moi est toujours situé, c’est-à-dire incorporé à une histoire – celle-ci ne se ramenant jamais à un statu quo, et encore moins au passé.

La communauté est une forme sociale qui précède la société, tout comme elle précède l’homme pris isolément. Elle est présente avant la naissance de l’Etat, avant toute institution. Elle réunit les proches, les semblables, au sein de familles rassemblées en tribus, avant de l’être en cités. Le langage lui-même est un fait communautaire – qui implique une communauté de locuteurs capables de se comprendre les uns les autres. Et pareillement, le nous, la « nostrité », précède tout je. La communauté procède de la mise en commun et du vécu commun. « L’homme est un être de communauté, écrit Francis Cousin, non par suite de contingences extérieures et ultérieures, mais à cause d’une dialectique de nécessité historique intime et pré-requise. L’humain est génétiquement l’être de ma communauté consciente. En d’autres termes, sitôt qu’émerge l’homme, la communauté du nous et la réalité du je apparaissent comme indissolublement unifiées en une même totalité synthétique. »1

Francis Cousin

Francis Cousin

La notion de communauté est aussi ancienne que la philosophie politique, puisqu’elle remonte au moins à Aristote. Traditionnellement, les adversaires de l’individualisme libéral ont toujours adhéré à une conception du fait social allant dans le sens de la communauté plutôt que dans celui de la société. La dichotomie communauté/société a été étudiée par de nombreux auteurs, à commencer par Ferdinand Tönnies qui, dans son célèbre ouvrage de 1887, présente la communauté et la société comme « deux catégories fondamentales de la sociologie pure » et interprète l’histoire humaine comme celle d’un remplacement progressif du modèle communautaire par le modèle sociétaire.2 Annonçant les travaux de Louis Dumont sur le holisme et l’individualisme, Tönnies montre que l’individu n’est pas une donnée immédiate que l’on retrouverait dans toute organisation sociale, mais une notion liée à une forme sociale particulière, celle de la Gesellschaft (société), laquelle s’oppose point par point à la Gemeinschaft (communauté).

La communauté définit un mode de socialité organique, la société, un type de relations « mécanique » fondé sur la prépondérance de l’individu. La Gemeinschaft constitue un tout dont la portée excède celle de ses parties : la solidarité et l’entraide s’y développent à partir de la notion de bien commun, qui n’est pas un bien qui se distribue également entre tous, mais un bien dont la jouissance se situe d’emblée en amont du partage. Au contraire, dans le modèle de la Gesellschaft, dont l’idée est déjà en germe dans la théorie du contrat social, les hommes vivent ensemble sans être véritablement solidaires et unis. La société se définit alors comme une simple addition d’individus. C’est de cette conception que l’ex-abbé Siéyès, à l’époque de la Révolution, se réclame quand il déclare :

« Jamais on ne comprendra le mécanisme social si l’on ne prend pas le parti d’analyser une société comme une machine ordinaire, d’en considérer séparément chaque partie, et de les rejoindre ensuite, en esprit, toutes l’une après l’autre, afin d’en saisir les accords et d’entendre l’harmonie générale qui doit en résulter. »3

Au lieu de résulter de l’effet consensuel d’une « volonté organique » (Wesenwille), le lien social de l’époque moderne procède de la « volonté rationnelle » (Kürwille) : les sociétaires décident de vivre ensemble, non parce qu’ils partagent les mêmes valeurs, mais parce qu’ils y trouvent un mutuel intérêt. Concrètement, les rapports « sociaux » se ramènent au contrat juridique ou à l’échange marchand. Tönnies écrit, à propos de la société :

« Chacun est ici pour soi et dans un état d’hostilité vis-à-vis des autres. Les divers champs d’activité et de pouvoir sont fortement déterminés les uns par rapport aux autres de sorte que chacun interdit aux autres tout contact et toute immixtion […] Personne ne fera rien pour autrui à moins que ce ne soit en échange d’un service similaire ou d’une rétribution qu’il juge être l’équivalent de ce qu’il donne […] Seule la perspective d’un profit peut l’amener à se défaire d’un bien qu’il possède […] Alors que dans la communauté, les hommes restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison ».

Ferdinand Tönnies

Ferdinand Tönnies

« La grande ville et la société en général », ajoute-t-il, « représentent la corruption et la mort du peuple ». Les thèses de Tönnies ont parfois été taxées de « romantisme », mais il faut bien comprendre que les notions qu’il oppose terme à terme sont des idéaltypes au sens de Max Weber. Il n’y a pas de « pure communauté » ni de « pure société » : toute collectivité possède, mais dans des proportions variables, des traits communautaires et des traits « sociétaux ». Ce qu’il faut en fait retenir de la notion de communauté, c’est son caractère plus organique que celui de la société, cet organicisme n’étant pas à prendre dans un sens strictement biologique, mais au sens de la métaphore : à l’intérieur d’un corps, les organes ne sont pas identiques, mais à la fois différents et complémentaires.4

En tant que phénomène organique, la communauté implique l’application à tous les niveaux d’un principe de finalité (le bien commun) qui ne saurait se ramener à la causalité efficiente, et aussi du principe de subsidiarité tel qu’il a été défini au XVIe siècle par Johannes Althusius. Par opposition à la souveraineté étatique telle que la définit Jean Bodin (La République, 1576), qui appelle la dissociation de la société politique et de la société civile ainsi que l’élimination des corps intermédiaires, Althusius définit la Res Publica comme un empilement de « communautés simples et privées » (familles, collèges et corporations) et de « communautés mixtes et publiques » (cités et provinces) couronnées par une « communauté politique supérieure », chaque niveau étant le plus possible laissé libre de décider par lui-même de ce qui le concerne. Qualifiée de « symbiotique », la politique n’est plus alors que l’art de faire vivre les hommes en communauté, la souveraineté (majestas) étant distribuée à tous les niveaux du corps social.5

Emmanuel Joseph Siéyès

Emmanuel Joseph Siéyès

C’est la raison pour laquelle le modèle communautaire se marie si bien avec le fédéralisme intégral, qui fait une place considérable aux corps intermédiaires et au principe de subsidiarité. La notion de « corps intermédiaire » ne renvoie évidemment pas seulement aux corporations d’Ancien Régime, dont la suppression par la Révolution a laissé les individus seuls face à l’Etat en même temps qu’elle justifiait la prohibition des coalitions ouvrières et des syndicats. « Il n’est de fédération possible entre communes, entre peuples ou entre activités de production, écrivent Pierre Dardot et Christian Laval, que sur la base de la coopération. En d’autres termes, bien compris, le principe fédératif implique une négation des bases du capitalisme. »6

Le fédéralisme dérive lui-même du modèle de l’Empire, qui fut au cours de l’histoire la grande forme politique concurrente de celle de l’Etat-nation. La caractéristique de l’Empire, dont les plus anciens théoriciens furent Marsile de Padoue, Dante et Nicolas de Cues, est de viser avant tout à l’articulation des différences. La souveraineté y est répartie, les particularités ethniques et culturelles, religieuses et coutumières, y sont juridiquement reconnues pour autant qu’elles ne contredisent pas la loi commune, l’application du principe de subsidiarité y est la règle. La nationalité n’étant pas synonyme de la citoyenneté, le peuple politique (demos) ne se confond pas avec le peuple ethnique (ethnos), mais l’un ne fait pas obstacle à l’autre. On remarquera qu’aujourd’hui les « républicains » rabattent la nationalité sur la citoyenneté, tandis que les tenants d’une conception ethnique de la nation rabattent la citoyenneté sur la nationalité, les uns et les autres se rejoignant dans un même idéal d’indistinction des deux concepts.

Johannes Althusius

Johannes Althusius

Historiquement, la philosophie des Lumières s’est d’abord attaquée aux communautés organiques, dont elle dénonçait le mode de vie comme empreint de « superstitions » irrationnelles et de « préjugés », pour y substituer une société d’individus. L’idée centrale était que l’individu existe, non sur la base de ses appartenances, mais indépendamment d’elles, vision abstraite d’un sujet « désengagé » ou « désencombré » (unencumbered self), antérieur à ses fins, qui constitue aussi la base de l’idéologie des droits de l’homme. Portée par une version profane de l’idéologie du Même, ainsi s’est constituée la théorie moderne qui définit l’humanité comme déracinement ou comme arrachement à toute tradition.

Le libéralisme tient les hommes pour interchangeables parce qu’il ne les conçoit que de manière générique abstraite, comme des êtres hors-sol extraits de toute communauté et détachés de toute appartenance, cette rupture étant à ses yeux la condition première de leur « émancipation ». De même ne se soucie-t-il que de la « liberté des choix », non des conséquences empiriques de ces choix (même un choix mauvais est toujours justifié s’il a été fait librement). Pour les libéraux, la notion de bien commun n’a pas de sens parce qu’il n’existe aucune entité qui soit susceptible d’en bénéficier : une société se composant uniquement d’individus, il n’y a pas de « bien » qui puisse être commun à ces individus. Le « bien social », en d’autres termes, ne peut se comprendre que comme un simple agrégat des biens individuels, résultat du choix des individus.7 C’est en ce sens que Margaret Thatcher a pu dire que « la société n’existe pas. »8

Pierre Dardot and Christian Laval

Pierre Dardot and Christian Laval

Dans un sens plus général, c’est toute la modernité qui s’est édifiée à partir d’une théorie fondée sur des individus qui ne pouvaient être dits « libres et égaux en droit » que parce qu’ils étaient considérés comme déliés ou coupés de toute appartenance communautaire. La philosophie de Lumières ne cesse de le répéter quand elle oppose la raison à la tradition, la civilisation à la nature, l’universalisme aux cultures particulières, et assure que la liberté et la capacité de l’individu dépendent de son arrachement à tous les enracinements familiaux, culturels ou religieux. A date récente, c’était encore exactement le programme de Vincent Peillon, ministre de l’Education nationale, quand il déclarait que le rôle de l’école est d’« arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel ».

Marx, selon qui l’homme se définit comme l’ensemble de ses rapports sociaux, s’accorde au contraire avec Aristote pour poser que l’homme est d’abord un animal politique, social et communautaire (zoón politikon). Il rejoint ainsi l’opinion de tous ceux qui, dans l’histoire de la pensée, se sont opposés à la conception libérale selon laquelle l’homme n’est qu’un atome isolé qui ne serait relié aux autres que par le jeu de ses intérêts. Comme l’écrit François Flahaut, « l’interdépendance sociale des individus n’est pas utilitaire ; elle est ontologique. »9 Les rapports juridiques et marchands ne suffisent pas à fonder une société bonne.

Auguste Lumière and Louis Lumière

Auguste Lumière and Louis Lumière

C’est dans ce cadre, brossé ici à très grands traits, qu’il faut situer l’apparition et le développement dans les pays anglo-saxons, à partir du début des années 1980, du courant communautarien, dont les principaux représentants sont Alasdair McIntyre, Charles Taylor et Michael Sandel. L’objectif de cette école de pensée était d’énoncer une nouvelle théorie combinant étroitement philosophie morale et philosophie politique, élaborée au départ, d’une part en référence à la situation particulière des Etats-Unis, marquée par une véritable inflation de la « politique des droits », et d’autre part en réaction à la théorie politique libérale, reformulée au cours de la décennie précédente par des auteurs comme Ronald Dworkin, Bruce Ackerman et surtout John Rawls.10

C’est en s’appuyant notamment sur les travaux de Tönnies, mais aussi en opérant un salutaire retour à la pensée d’Aristote, que l’école communautarienne s’est attachée à démontrer le caractère fictif de l’anthropologie libérale, fondée sur une théorie des droits subjectifs (les « droits de l’homme ») et sur l’idée d’un individu toujours antérieur à ses fins, c’est-à-dire arrêtant rationnellement ses choix hors de tout contexte social-historique et se définissant comme un consommateur d’utilités aux besoins illimités.

Vincent Peillon

Vincent Peillon

Le principal reproche que les communautariens adressent à l’individualisme libéral est précisément qu’il fait disparaître les communautés, qui sont un élément fondamental et irremplaçable de l’existence humaine. Le libéralisme dévalue la vie politique en considérant l’association politique comme un simple bien instrumental, sans voir que la participation des citoyens à la communauté politique est un bien intrinsèque constitutif de la vie bonne. Il est de ce fait incapable de rendre compte de manière satisfaisante d’un certain nombre d’obligations et d’engagements, tels ceux qui ne résultent pas d’un choix volontaire ou d’un engagement contractuel, comme les obligations familiales, la nécessité de servir son pays ou de faire passer l’intérêt général avant l’intérêt personnel. Il propage une conception erronée du moi en se refusant à admettre que celui-ci est toujours « encastré » dans un contexte social-historique et, en partie au moins, constitué par des valeurs et des engagements qui ne sont ni objets d’un choix ni révocables à volonté. Il suscite une inflation de la politique des droits, qui n’a plus grand-chose à voir avec le droit lui-même, en même temps qu’un nouveau type de système institutionnel, la « république procédurale ». Il méconnaît enfin, du fait de son formalisme juridique, le rôle central que jouent la langue, la culture, les moeurs, les pratiques et les valeurs partagées, comme bases d’une véritable « politique de reconnaissance » des identités et des droits collectifs.

François Flahaut

François Flahaut

Pour les communautariens, une idée présociale du moi est tout simplement impensable : l’individu trouve toujours la société déjà là – et c’est elle qui ordonne ses préférences, constitue sa manière d’être au monde et modèle ses visées. L’idée fondamentale est que le moi est découvert beaucoup plus que choisi, car par définition on ne peut choisir ce qui est déjà donné. Par suite, la compréhension de soi équivaut à découvrir progressivement en quoi consistent notre nature et notre identité. Il en résulte que le mode de vie social-historique est inséparable de l’identité, tout comme l’appartenance à une communauté est inséparable de la connaissance de soi. Les appartenances font partie de l’identité des individus. Ce qui signifie, non seulement que c’est à partir d’un mode de vie donné que les individus peuvent opérer des choix (y compris des choix opposés à ce mode de vie), mais aussi que c’est encore ce mode de vie qui constitue en valeurs ou en non-valeurs ce que les individus considèrent ou non comme valables.

Une communauté authentique n’est donc pas une simple réunion ou addition d’individus. Ses membres ont en tant que tels des fins communes, liées à des valeurs ou à des expériences partagées, et pas seulement des intérêts privés plus ou moins congruents. Ces fins sont des fins propres à la communauté elle-même, et non pas des objectifs particuliers qui se trouveraient être les mêmes chez tous ou chez la plupart de ses membres. Dans une simple association, les individus regardent leurs intérêts comme indépendants et potentiellement divergents les uns des autres. Les rapports existant entre ces intérêts ne constituent donc pas un bien en soi, mais seulement un moyen d’obtenir les biens particuliers recherchés par chacun d’eux. La communauté, au contraire, constitue un bien intrinsèque pour tous ceux qui en font partie.

Saint Augustine

Saint Augustine

L’idéologie libérale a généralement interprété le déclin du fait communautaire comme étant en étroite relation avec l’émergence de la modernité : plus le monde moderne s’imposait comme tel, plus les liens communautaires étaient censés se distendre au bénéfice de modes d’association plus volontaires et plus contractuels, de modes de comportement plus individualistes et plus rationnels. Dans cette optique, les communautés apparaissaient comme un phénomène résiduel, que les bureaucraties institutionnelles et les marchés globaux étaient appelés à éradiquer ou à dissoudre. A terme, c’est la perspective d’un monde unifié qui était censée se dessiner, à l’image de cette « cité céleste » dont saint Augustin disait qu’elle « attire des citoyens de toutes les nations et assemble autour d’elle une société composite, des gens de toutes langues, sans se préoccuper de la diversité de leurs mœurs, lois et institutions. »11

Mais il n’en a rien été. Comme l’écrivait Christopher Lasch, « le déracinement détruit tout, sauf le besoin de racines » ! La dissolution des anciennes communautés avait été accélérée par la naissance de l’Etat-nation, phénomène éminemment sociétaire – la société comme perte ou désintégration de l’intimité communautaire – que l’on a pu non sans raison mettre en relation avec l’émergence de l’individu comme valeur. Significativement, la crise du modèle stato-national va aujourd’hui de pair avec la réapparition de formes politiques qui débordent ce modèle par le haut (formation de blocs continentaux appelés à jouer un rôle-clé dans un monde multipolaire) comme par le bas (revendications localistes, multiplication des « communautés » et des « tribus », renaissance des enracinements régionaux et transnationaux).

Christopher Lasch

Christopher Lasch

S’imposant comme l’une des formes possibles du dépassement de la modernité, la communauté perd du même coup le statut « archaïque » que lui avait longtemps attribué la sociologie. Elle apparaît moins comme un « stade » de l’histoire que les temps modernes auraient aboli que comme une forme permanente d’association humaine qui, selon les époques, gagne ou perd plus ou moins en importance. Elle prend également des formes nouvelles. De nos jours, les communautés n’associent plus seulement les personnes sur la base d’une origine commune. Dans un monde où se multiplient les flux et les réseaux, elles se présentent sous des visages très diversifiés. Mais ce sont toujours elles qui permettent aux individus de ne plus se retrouver seuls face à l’Etat.

On connaît la théorie maffesolienne des « tribus » postmodernes. La postmodernité, selon Michel Maffesoli, consacre la fin de l’âge du pur individualisme et traduit une renaissance « dionysiaque » du besoin de solidarités de proximité et d’appartenances communautaires, sensibles et émotionnelles, ces communautés pouvant aussi bien être des communautés choisies, « électives et plurielles », qui n’en sont pas moins agissantes, même si elles ne s’inscrivent que rarement dans la durée. Pour Maffesoli, « l’incantation anticommunautaire n’aboutit qu’à creuser un peu plus la fracture entre le peuple et les élites » :

« Au-delà du narcissisme ou de l’égoïsme propre à un individualisme postulé, c’est bien un nous, celui de la communauté, celui des vibrations communes, qui, subrepticement, tend à se répandre. »12

Récusant avec plus de netteté l’approche de Tönnies, Costanzo Preve estime de son côté que c’est la société tout entière qui doit être transformée en communauté.

« La société capitaliste, particulièrement lorsqu’elle est mondialisée, écrit-il, n’est en aucune façon une communauté, écrit Costanzo Preve […] Une communauté, en effet, est une société humaine particulière, ou universelle, qui se définit moins par la proximité physique des membres qui la composent que par l’existence d’une coutume (ethos) ou, si l’on préfère, de mœurs (Sitten), c’est-à-dire d’une éthique sociale qui prévaut sur les mouvements aveugles de l’économie régis par le nihilisme et le relativisme. »13

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Costanzo Preve se réclame ici tout à la fois d’Aristote, de Rousseau, de Fichte, de Hegel et de Marx, en affirmant que chez ce dernier la lutte des classes n’est elle-même qu’un moyen tactique d’atteindre l’objectif stratégique de la « communauté » (Gemeinwesen) où l’homme pourra retrouver son être générique naturel (Gattungswesen)14. Preve prend soin également de bien distinguer les communautés qui permettent aux hommes de se construire et celles qui les enferment dans des hiérarchies obsolètes. Denis Collin est du même avis quand il dit qu’il faut distinguer « entre les communautés qui enferment les individus dans l’obéissance à des hiérarchies patriarcales ou despotiques et la communauté des hommes libres. »15

Rappelant le « rôle philosophique absolument central que les premiers socialistes accordaient aux concepts d’entraide et de communauté », Jean-Claude Michéa prône pareillement la « critique de la mythologie républicaine de l’“Universel” dont l’Etat serait le fonctionnaire, du moins si par “universel” on entend l’universel abstrait, pensé comme séparé du particulier et opposé à lui. L’idée en somme que les communautés de base devraient renoncer à tout ce qui les particularise pour entrer dans la grande famille uniformisée de la nation ou du genre humain. En bon hégélien, je pense au contraire que l’universel concret est toujours un résultat – par définition provisoire – et qu’il intègre la particularité à titre de moment essentiel, c’est-à-dire non pas comme un “moindre mal”, mais comme condition sine qua non de son effectivité réelle. »16 Eternelle dialectique de l’un et du multiple, de l’universel et du particulier. « L’idéologie progressiste diversitaire de la gauche, remarque Stéphane Vibert, professeur à l’Université d’Ottawa,

« épouse parfaitement le libéralisme individualiste revendiqué par la droite, puisque tous deux nient le cadre historique et substantiel qui donne concrètement sens aux droits et aux devoirs de chaque citoyen. Croire que la société est fondée sur un contrat passé entre individus rationnels, libres et moraux, ou qu’elle est construite à partir de régulations automatiques par l’intermédiaire du marché sont deux mêmes versions du même mythe libéral. Cette double fiction produit un ersatz de communauté politique incapable de saisir son histoire et ses soubassements culturels […] Les néo-républicains devraient prendre conscience qu’une communauté politique ne se fonde pas uniquement sur des règles de coexistence, mais aussi et surtout sur une tradition historique, comprise comme une réinterprétation permanente de ce qui nous lie. »17

– Alain de Benoist né en 1943, vit à Paris. Il a fait à l’Université des études de philosophie, de science politique, de droit et d’histoire des religions. Il est le directeur des revues Krisis et Nouvelle Ecole, et l’éditorialiste du magazine Eléments. Ses principaux centres d’intérêt sont la philosophie politique et l’histoire des idées. Il a publié plus de 100 livres, 600 entretiens et 2,000 articles. Dernier livre paru: Au-delà des droits de l’homme (Pierre-Guillaume de Roux, Paris 2016).

Notes de fin:

  1. Francis Cousin, L’être contre l’avoir: Pour une Critique Radicale et Définitive du Faux Omniprésent (Le Retour aux sources, 2012) p. 82. Sur la « communauté d’habitus » ou de dispositions, cf. aussi Olivier Ducharme, Michel Henry et le Problème de la Communauté (Paris: L’Harmattan, 2013).
  2. Ferdinand Tönnies, Communauté et Société (Paris: PUF, 2010).
  3. Emmanuel Joseph Siéyès (Abbé Siéyès), Qu’est-ce que le Tiers Etat? (Paris: Société de l’Histoire de la Révolution Française, 1888) p. 65.
  4. « L’organique a un sens instituant, dans la mesure où il repose sur une vision structurante du corps social. Dans ce cas, il sert à caractériser une société dont les membres sont reliés les uns aux autres de façon vivante, tels les organes du corps humain, afin de coopérer en vue du bien commun, du corps tout entier », écrit Marie-Pauline Deswarte dans un ouvrage qui n’a que le tort d’idéaliser exagérément l’Ancien Régime : La République Organique en France. Un Patrimoine Constitutionnel à Restaurer (Versailles: Via Romana, 2014) pp. 15-16. Cf. aussi, du même auteur, « Retrouver la dynamique organique de la France », Valeurs Actuelles (8 janvier 2015) p. 79.
  5. Cf. Alain de Benoist, « Johannes Althusius, 1557-1638 », Krisis (22 mars 1999) pp. 2-34. Cf. aussi Jean-Sylvestre Mongrenier, « Johannes Althusius et l’Europe subsidiaire » Institute Thomas More (texte en ligne) (25 juin 2009).
  6. Pierre Dardot et Christian Laval, Essai sur la Révolution du XXIe Siècle (Paris: Découverte, 2014) p. 461.
  7. La très libertarienne Ayn Rand écrit ainsi : « The tribe (or the public or society) is only a number of individual men. Nothing can be good for the tribe as such. » Capitalism. The Unknown Ideal (New York: Penguin, 1986) p. 20.
  8. Au moment du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse (septembre 2014), Géraldine Vaughan, maître de conférences en histoire et civilisation britanniques à l’Université de Rouen, expliquait la revendication des partisans de l’indépendance par leur hostilité à l’individualisme libéral : « L’idéologie thatchérienne a heurté des valeurs écossaises profondément ancrées dans l’idée de communauté. L’exaltation de l’individualisme n’a pas été comprise et acceptée. La politique néolibérale de Thatcher a pulvérisé l’Etat-providence, et cela a été vécu comme une attaque contre l’idée communautaire. Un fossé idéologique et moral s’est creusé avec les Ecossais à cette époque ».
  9. François Flahault, Pourquoi Limiter l’Expansion du Capitalisme? (Paris: Descartes & Cie, 2003) p. 92.
  10. Le mot anglais « communitarianism» a été utilisé pour la première fois en 1841 par John Goodwyn Barmby, fondateur de l’Universal Communitarian Association. On notera que le mouvement communautarien a beaucoup évolué depuis ses origines. Certains de ses représentants, comme Michael Sandel, ont abandonné cette étiquette. D’autres ont en partie modifié leurs positions sous l’influence des critiques libérales. Pour une mise au point récente, cf. Amitai Etzioni, « Communitarianism Revisited », Journal of Political Ideologies (octobre 2014) pp. 241-260. Cf. aussi Shlomo Avineri et Avner de-Shalit (ed.), Communitarianism and Individualism (Oxford: Oxford University Press, 1992); Elizabeth Frazer, The Problem of Communitarian Politics (Oxford: Oxford University Press, 1999); Paul van Seters, Communitarianism in Law and Society (Lanham: Rowman & Littlefield, 2006).
  11. La Cité de Dieu, livre XIX, 17, Œuvres, Vol. 2 (Paris: Gallimard-Pléiade) p. 876.
  12. Michel Maffesoli et Hélène Strohl, Les Nouveaux Bien-Pensants (Paris: Editions du Moment, 2013) p. 13.
  13. Costanzo Preve, Eloge du Communautarisme (Paris: Krisis, 2012) p. 213.
  14. Ibid., p. 32.
  15. Denis Collin, « La forme achevée de la République est la République sociale », Le Comptoir (journal électronique) (3 novembre 2014) p. 4.
  16. « On ne peut être politiquement orthodoxe » (texte en ligne) (janvier 2015).
  17. Stéphane Vibert, « L’Égalité dans la Différence est un Slogan Creux » Causeur (octobre 2013) p. 48.

Citation Style:

Cet article doit être cité selon la convention suivante:

Alain de Benoist, “Irremplaçables communautés” SydneyTrads – Weblog of the Sydney Traditionalist Forum (30 avril 2016) <sydneytrads.com/2016/04/30/2016-symposium-alain-de-benoist-fr> (accédé [date]).

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L’article qui apparaît sur cette page est la contribution de l’auteur à la 2016 Symposium du Forum Traditionaliste en Sydney (STF). Les vues et opinions exprimées dans cet article sont les auteurs et ne reflètent pas nécessairement les politiques ou les vues du STF ou de ses membres et affiliés. SydneyTrads est la page Web du Forum Traditionaliste Sydney: une association de jeunes professionnels qui font partie du droit indépendant australien (aussi connu comme « droit des non-alignés »).

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